Faut-il accorder la personnalité morale à la Nature ? Si oui, laquelle ?

Faut-il reconnaître la personnalité juridique à des éléments naturels afin de les sauver ? Si oui, faut-il se contenter de la personnalité morale de droit privé ?

 

Le Parlement espagnol a accordé, le 21 septembre 2022, la personnalité juridique à une lagune, la Mar Menor.

Cette lagune de 170 km2, située au sud-est du pays, est très polluée. Ainsi, près de 80 % de sa végétation sous-marine a disparu et des tonnes de poissons ont été retrouvés morts à deux reprises au cours des dernières années, en raison du manque d’oxygène de l’eau. Les causes semblent être la sur-urbanisation des lieux et surtout l’agriculture intensive qui sévit dans la région.

Constatant que les outils juridiques actuels ne permettaient pas de protéger efficacement la Mar Menor, une professeure de philosophie du droit a lancé une pétition dans le cadre d’une initiative législative populaire qui a été largement suivie. Ce qui a conduit le Parlement à se saisir du sujet et à consacrer, pour la première fois en Europe, la personnalité juridique à un élément naturel.

Très concrètement, cela signifie que la Mar Menor pourra être représentée devant les tribunaux afin que ses droits soient protégés, exactement comme on le fait pour une entreprise.

Il y a quelques précédents dans le monde : le Gange et la Yamuna en Inde ou encore le fleuve Yarra en Australie. En France, quelques projets ont été lancés, notamment le Parlement de Loire ou l’appel du Rhône.

Toutefois, l’idée de reconnaître la personnalité juridique à un élément naturel, et donc de lui assurer la défense de ses droits à l’égal des droits spécifiques à l’être humain, n’est pas nouvelle. C’est ce que démontre Sarah VANUXEM dans son ouvrage Des choses de la nature et de leurs droits, Quae éditions, 2020.

Elle indique que dès le 12ème siècle, l’on trouve un exemple d’une chose (une église) à laquelle les êtres humains reconnaissent des droits spécifiques, Par ailleurs, les servitudes ne sont rien d’autres qu’un ensemble de droits du fond dominant sur un fond servant.

Sans entrer ici plus en avant dans le débat, l’on notera que ce dernier semble être de droit privé : il s’agit de reconnaître des droits subjectifs à la Nature afin qu’ils puissent être opposés à autrui. Mais le droit public connaît aussi, semble-t-il, au moins deux outils juridiques susceptibles d’être mobilisés, à condition éventuellement d’être adaptés.

Il s’agit, d’une part, des sections communales et, d’autre part, du domaine public.

Les sections communales sont définies par l’article L.2411-1 du code général des collectivités territoriales (CGCT) comme « toute partie d’une commune possédant à titre permanent et exclusif des biens ou des droits distincts de ceux de la commune ». Ces sections sont en elles-mêmes propriétaires de biens et de droits, les membres (à savoir les habitants de ces parties de commune) ne disposant que de la seule jouissance collective.

La section de commune est une personne morale de droit public, comme le précise l’article  L. 2411-1 CGCT et comme l’a confirmé le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2011-118 QPC du 8 avril 2011 qui souligne que les membres de la section ne sont pas titulaires d’un droit de propriété sur les biens et droits de la section.

Or la reconnaissance de la personnalité morale publique à un élément naturel ne constituerait-elle pas le niveau de protection le plus élevé à la nature ?

Certes, l’article L.2411-1 CGCT prévoit qu’aucune section ne peut plus être constituée. Mais outre qu’une loi pourrait revenir sur cette interdiction, c’est l’idée même que la Nature puisse être une personne morale de droit public qui semble intéressante. Il importe finalement peu qu’il s’agisse d’une section de communes ou d’un autre type de personnes à concevoir.

Quant au domaine public, il présente des caractéristiques très intéressantes pour doter la nature de droits insusceptibles d’être remis en cause : il est imprescriptible et inaliéanable. Certes, le domaine public est un régime juridique et non une personne morale.

Mais ne serait-il pas possible de reconnaître la personnalité juridique publique à des éléments naturels, ce qui pourrait permettre d’envisager qu’ils disposent d’un domaine public (car ouvert au public ou aménagé dans le but d’un service public qui pourrait être la protection de l’environnement) ?

En effet, le risque de reconnaître la personnalité juridique de droit privé à une forêt, à un fleuve ou à une lagune est que ses droits soient neutralisés par des outils de droit public comme par exemple l’expropriation. Un pouvoir, certes cynique, ne pourrait-il pas exproprié par exemple une partie d’une lagune parce qu’il y aurait, selon lui, un intérêt général supérieur à celui de la lagune ?

Différemment formulé, ne faut-il pas considérer que la Nature ne peut pas être une personne morale comme les autres mais doit être une personne morale publique susceptible d’imposer ses droits à toutes autres personnes car représentant un intérêt général indéniable ?

Voici quelques premières réflexions à chaud sur une thématique à mon sens essentielle. Le débat est ouvert, notamment avec ceux qui soutiennent la reconnaissance de droits à la Nature depuis des années.

 

 

Vincent CORNELOUP

Docteur en droit,

Avocat associé, spécialisé en droit public